Qui l’eut cru ? L’affaire dite du Bommeleëer va causer cette semaine un dégât collatéral inattendu. Moi, que mes cheveux blancs autorisent à avoir connu l’épique époque des flics et des flops, des piques et des pokes, des ploucs et des planques, des nuits agitées et des rumeurs, je n’aurais jamais imaginé tel développement. Notre gouvernement va donc sauter. Après les pylônes électriques, la piscine, l’aéroport, c’est au gouvernement de sauter. Faut dire qu’il aura assez reculé pour mieux sauter. Certes, aucun de nos ministres n’est soupçonné d’avoir posé les charges explosives. D’ailleurs pour la plupart, à l’époque, ils n’avaient pas l’âge pour jouer avec des allumettes. Certes, aucun d’entre eux n’est accusé d’avoir commandité quelque attentat que ce soit. D’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, à l’époque, ils n’avaient ni pouvoir ni influence et ne pouvaient guère commandité autre chose qu’un Gameboy pour Noël. Alors, que leur reproche-t-on, à ces braves gens qui ne connaissent le sigle TNT que pour désigner la Télévision Numérique Terrestre ? De ne pas avoir contrôlé leurs services. D’avoir laissé des barbouzes à la petite semaine saper les bases d’un état de droit. Et c’est là que cette affaire devient intéressante et révélatrice. Révélatrice d’une réalité trop rarement dénoncée. J’avais, il y a des années, écrit un texte sur le Luxembourg qui énonçait cette simple évidence : « Le Luxembourg a un système politique très original. Le pays est dirigé par une demi-douzaine de hauts fonctionnaires dont les électeurs connaissent parfois le nom. Les ministres ont plusieurs portefeuilles, ce qui leur donne beaucoup de travail et ce qui fait que par manque de temps, ils confient à cette demi-douzaine de responsables, l’essentiel de leurs pouvoirs ». Quelle brillante analyse, quelle lucidité. Je m’étonne parfois. Depuis, certains appellent ça le CSV Staat. Car, même en absolvant nos ministres de toute culpabilité, on ne peut les décharger de leurs responsabilités. La formule était de Georgina Dufoix, au sujet du scandale du sang contaminé : « je suis responsable mais pas coupable ». On a entendu presque mot pour mot la même phrase dans la bouche de notre Premier. Pour ceux que ça intéresserait, voici ce qu’est devenue Madame Dufoix depuis que cette formule l’a rendue célèbre. Elle s’est convertie au protestantisme évangélique au début des années 1990. Durant la campagne présidentielle de 2007, elle a lancé un blog de prière pour les candidats. Début 2013, elle s’est prononcée contre le projet de « mariage pour tous » présenté par le gouvernement Ayrault. Autrement dit, elle est devenue ganz balabala. Si j’étais J-C J, je puiserais à d’autres sources pour utiliser d’autres formules. Je ne sais pas moi, à la place de « responsable mais pas coupable », « respectable, mais pas capable », par exemple. En tout cas, nous voilà directement confrontés à ce que je décrivais autrefois : des ministres qui, par manque de temps, d’envie, d’intérêt, d’expérience, laissent à cette fameuse demi-douzaines d’éminences gris foncé le soin de gérer le pays. Qui sont-ils ? La continuité de l’état. Les ministres peuvent changer, être battus, virés ou s’exiler à Londres, eux restent en place. Personne ne les a élus et ils ont d’ailleurs un profond mépris pour les élus, donc pour les électeurs, donc pour les élections, donc pour la démocratie. Ils cumulent les fonctions, les conseils d’administration, les missions, accumulent les pouvoirs, les jetons, les tantièmes, les prébendes, dissimulent leurs réseaux, simulent leurs raisons. Ils sont discrets, mais terriblement efficaces. Ils savent tout sur tout le monde, échangent leurs informations, font et défont les rois et n’ont pas le moindre respect pour le souverain. Ils nomment, dégomment, soutiennent (comme la corde soutient le pendu), retiennent, détiennent ; ils ourdissent, estourbissent, fourbissent ; ils règnent, comme l’araignée a régné, tapie dans un coin de sa toile, prête à foncer sur sa proie engluée dans des fils poisseux. Ils existent dans tous les pays, énarques sous certaines latitudes, commissaires politiques ailleurs, encartés dans le bon parti un peu partout. Leur modèle est sans contexte la Nomenklatura soviétique. Caste de bureaucrates puissants, survivants (pour les avoir manipulés), aux changements d’équipes dirigeantes, aux purges, aux grands procès, aux liquidations, déportations, exécutions ; ils sont « la continuité de l’état ». Ils avaient confisqué l’URSS, ils sévissent toujours en Chine. Mais dans nos démocraties occidentales, ou dans notre Grand-Duché grand-ducal, leurs disciples sont moins ostensibles. Assis sur leurs supposées compétences et leur réelle incompétence, engoncés dans leur suffisance et enfoncés par leurs insuffisances, ils usent et abusent de leur capacité de nuisance. Ils minent l’état, au sens premier du terme, en creusant leurs galeries dans le fromage national. Ils sont convaincus de leur bon droit et jurent défendre l’intérêt général. L’expression vaut qu’on s’y attarde. Intérêt, comme dans conflit d’intérêts. Général comme dans général de l’armée morte. Les mots dénoncent bien ce qu’ils cachent. Intérêt général, mais sûrement pas bien commun. Cette notion leur est étrangère. Au bien ils préfèrent les biens et à commun ils préfèrent les communs, nom propre de ce qui l’est trop rarement. Un de mes maîtres, Jacques Rigaud, affirmait que justement un haut fonctionnaire devait être un serviteur du bien commun. Mais lui savait faire la différence entre servir et se servir, servir et sévir, servir et asservir! CF
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