On peut en faire des choses, avec de l’encre et du papier. Si différentes…
Avec de l’encre et du papier, on peut imprimer des billets de banque. Il y a peu à lire, sur un billet de banque. Autrefois, quand Voltaire affichait son sourire espiègle sur les coupures de dix francs français, on pouvait apprendre, en lisant ce qui était imprimé en capitales, en bas à gauche du philosophe impertinent, que l’article 139 du Code Pénal punissait de la réclusion criminelle à perpétuité, ceux qui auraient contrefait les billets de banque. Certes, le style n’était pas très enlevé et l’information peu utile à qui n’envisageait pas une carrière de faussaire, mais au moins trouvait-on un peu de lecture sur ces billets. Ce n’était pas des billets doux, pas des billets de faire-part, pas le billet du jour d’un rédacteur facétieux, mais peut-être pour donner un peu de noblesse à ces moyens de paiement, on y faisait figurer le portrait d’un génie et quelques lignes rédigées sans fautes de grammaire ou d’orthographe. J’ai vérifié sur les billets contemporains, aucun écrivain n’y est représenté, aucun monument prestigieux ou paysage impressionnant et seule leur valeur nominale y figure. Un chiffre, c’est tout ce qui compte. Car de nos jours, les chiffres, c’est tout ce qu’on conte.
Avec de l’encre et du papier, on peut imprimer des dépliants publicitaires. Avec des slogans percutants. « Pour une chaussure achetée, la deuxième gratuite !». L’offre alléchante est illustrée le plus souvent d’une photo de jeune et jolie femme largement dénudée dont on se dit qu’elle finira bien par trouver chaussure à son pied.
Avec de l’encre et du papier, on peut appeler à la mobilisation générale, au massacre des innocents, on peut annoncer l’ouverture de la pêche ou celle de la chasse aux opposants, aux migrants, aux différents. Avec de l’encre et du papier, on peut annoncer des licenciements, des restructurations, des fermetures, des plans sociaux. Et pour décréter la mort d’un journal, on n’a même plus besoin d’encre et de papier. L’arrêt de mort est envoyé d’un simple clic. Un seul clic pour demander à ceux qui aiment l’encre et le papier de prendre leurs cliques et leurs claques. Un petit clic pour une grande claque.
Avec de l’encre et du papier, Edouard Drumont publia à partir de 1886 La France Juive, torchon antisémite demandant la peau du Capitaine Drefyfus.
Avec de l’encre et du papier, le numéro 87 du journal l’Aurore, offrit sa Une à Emile Zola pour qu’il puisse crier J’accuse ! Cette encre et ce papier-là, ce courage et ce talent, cette colère et ce besoin de justice traduits en mots et en phrases, firent plus pour la gloire de Zola que les 9872 pages des Rougon-Macquart. Et plus pour l’honneur de l’humanité que cent victoires sanglantes et mille « collines inspirées ».
Jusqu’au XVème siècle, les moines copistes transcrivaient laborieusement les textes religieux à la main. Et l’Europe devra attendre 1456 pour qu’une presse permette de reproduire une bible faite d’encre et de papier. Une presse. C’est de là que vient le nom de cet instrument de connaissance, de liberté, de résistance. La presse.
Depuis 22 ans, sous l’impulsion de Danièle Fonck, puis la bienveillante responsabilité éditoriale de Jacques Hillion, la petite équipe du Jeudi a contribué à la diversité et à la qualité de la presse au Luxembourg. Alors qu’en France, malgré une décision du Conseil Constitutionnel de 1984, affirmant que le pluralisme de la presse est « en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle », 90% des journaux vendus appartiennent à dix milliardaires, ici, le lecteur a le choix. De la périodicité, du style, de la langue, de la tendance… Le choix, c’est la liberté. 22 ans de liberté. De cette liberté, j’en suis témoin. J’en ai été bénéficiaire. Ça n’a pas de prix !
Et pourtant… Pourtant, si, la liberté semble avoir un prix. Dérisoire. D’après des chiffres à vérifier, les pertes du Jeudi représenteraient 3% des pertes du groupe Editpress. 3% ! Certes, il n’y a pas de petites économies. Mais porter un coup aussi dur à la fois à la diversité et à une francophonie si gravement menacée au Grand-Duché pour une économie aussi insignifiante, c’est cher, très cher payé.
Ceci conclut donc mon mille-cent-et-des-poussièrième espace de liberté. J’en ai heureusement d’autres. Mais pour les collaborateurs permanents du Jeudi, qui était à la fois leur passion et leur occupation professionnelle, l’encre et le papier de leur lettre de licenciement auront un goût bien amer.
Leurs patrons étant des syndicalistes, parions qu’ils ne vont pas leur dire qu’ils sont virés, mais plus hypocritement, qu’ils sont remerciés.
Remerciés. Qu’ils le soient tous, vraiment, sincèrement, pour cette aventure magnifique.
C’est parce que leur esprit ne paressait jamais, que le Jeudi paraissait toujours.
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